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Ridha Khadher. Levain sur vingt

Libération.fr 2 juin 2013 Ce boulanger parisien d’origine tunisienne a gagné le concours de la meilleure baguette de Paris et livre tous les jours l’Elysée. Levain sur vingt

Soldat du fournil encore inconnu le 24 avril, Ridha Khadher devient célèbre le 25, en remportant le concours de la meilleure baguette de Paname. Sur les cent cinquante-deux candidates à croquer, le jury certifié ville de Paris, a élevé sa «tradi» au plus haut grade. Et le soldat tient désormais son «pâton» de maréchal, il fournit l’Elysée en baguettes depuis le 13 mai. Il s'y rend tous les jours, ça lui prend une heure. «Le prix à l'unité a été négocié serré. "C'est la crise", ils m'ont dit.» Ce matin, on l'a accompagné. Le boulanger est taillé comme un Maximus, zéro brioche, biceps de malabar. Ses mains, qui vous dévisseraient la tête à la première tarte, sont impeccables, crémées au Mixa bébé. Son regard brou de noix sourit non-stop. Il s'est changé. Sapé comme un milord, il porte un jean, des pompes de mariage, un blazer sombre, pareil pour le pull-over qu'il trouve trop serré. Comme Miss France, son mandat de fournisseur de la République est d'une année. De TF1 à CNN, du Brésil au Japon, des radios à l'écrit, la presse s'est entichée du boulanger. On l'a vu partout. «Je ne pensais pas que ce concours ferait autant de bruit. Je crois surtout que mon pain a un peu le goût de l'intégration réussie.» Ce n'est pourtant pas le premier boulanger d'origine tunisienne à qui ce concours fait le coup de la baguette magique. En 2008, Anis Bouabsa, au Duc de la Chapelle (Paris, XVIIIe), était reçu tradi, mention très bien. Mais le coup de clairon média a porté moins loin. La première rencontre avec Ridha Khadher déçoit par la façon lisse qu'il a de se dire. Il n'est ni dans la distance ni dans la méfiance. Il est tout à ses commandes, sort des claps-claps de l'ambassade de Tunisie, Bertrand Delanoë vient demain dans sa boulangerie. La seconde fois, il est au four, tablier sanglé sur tee-shirt à l'effigie Bannette, c'est le coup de feu, il n'est pas 8 heures, il est dans son jus, concentré sur la cuisson. «Vingt-deux minutes, le chronomètre est dans ma tête. Le secret, c'est de laisser reposer la pâte vingt-quatre heures. Ma mère faisait elle-même son levain, ajoutait un minimum de levure. Du coup le pain se gardait. A la maison, filles comme garçons devaient aider en cuisine, c'est comme ça que j'ai appris.» Le pitch de cette éphémère coqueluche des médias commence comme ça. Son histoire est celle d'un fils cadet d'une fratrie de dix, aux racines agricultrices, aux rêves flous d'un avenir garagiste, plus excitant à ses yeux qu'un devenir paysan. Il est poussé loin de Sousse par ses parents. Ils l'ont pétri à ritournelle d'un «vas mon fils, tu dois travailler, acheter un bien, un commerce. Pour réussir dans la vie, ne reste pas salarié». La mère pleure au décollage. Beaucoup. C'est la fin du monde dans la tête du petit chéri, il a 15 ans quand il atterrit en novembre 1986 à Orly. Le grand frère, Ali, l'attend à l'aéroport. Il vient d'ouvrir sa boulangerie après avoir souqué vingt-deux ans. Le petit frère est nourri, blanchi par le frangin qui le façonne à la dure et à la boulange. «Le soir de son arrivée, Ridha a trop arrosé le dîner, il ne s'attendait pas à embaucher à minuit, il roupillait accroché à la plaque de croissants. C'était le chouchou de sa mère, il arrivait de sa campagne, à peine sevré, il avait peur. Mais il ne fallait pas grand-chose pour qu'il accroche au métier. Il copiait, il faisait, il recommençait, réussissait. Aujourd'hui, je suis fier qu'il m'ait dépassé.» Le gamin ne parle pas un mot de français. «L'odeur des croissants m'écœurait. Le sel et le sucre avaient la même couleur, je les confondais, je bossais de minuit à onze heures le matin. J'aimais pas trop la France, j'avais froid, les gens taillaient leur route sans sourire, sans se parler. Je respectais mon frère, j'en avais la trouille.» Il quitte quelques mois la boulange pour travailler dans le bâtiment, revient, repart, veut gagner de l'argent. «Mes parents ne sont jamais venus nous voir. Ma mère me répétait à chaque coup de fil : "Alors mon fils, ça y est tu l'as achetée, ta maison ?"» A la moindre pause, le mitron file à la boxe, à la piscine ou la musculation. Ses copains de ring bossent dans la sécurité, il fait un remplacement, puis deux, puis trois. Devient cumulard. La nuit dans la sécurité rapprochée VIP, concerts et boîtes. Le jour au four et à la crème pâtissière. Il travaille dans différentes boulangeries, enquille les stages de perfectionnement. S'achète son premier appartement à Maisons-Alfort. Il rencontre sa femme, Isabelle, en 1991, elle est berrichonne, ses parents sont éleveurs, spécialité fromage de chèvre. Mariage. Une fille, Sarah. Elle a 17 ans aujourd'hui et veut devenir vétérinaire. En 2006, le petit frère est à nouveau auprès du grand, à 1 700 euros mensuels. «Je lui ai demandé 50 euros d'augmentation, il a dit non. Je suis parti. Ça m'a rendu service, c'est comme ça que j'ai fini par trouver une affaire, négocié un prêt, le banquier m'a fait confiance. C'est devenu un ami. M'endetter m'a fait avancer.» Ridha Khadher a ouvert son Paradis des gourmands il y a sept ans, Paris XIVe, métro Plaisance. Première baguette vendue à 6 heures, dernière à 20. Sa femme, laborantine à l'hôpital Henri-Mondor, s'est mise en disponibilité pour assurer l'intérim d'une employée en congé maternité. Ils sont onze dans la boutique désormais, apprentis compris. A son titre de fournisseur en baguettes de la République s'ajoute un chèque de 4 000 euros qu'il entend partager avec ses employés, lorsqu'il «en verra la couleur». Depuis le sacre, la production journalière de 300 baguettes tradi est passée à 800. Lui se lève vers 4 h 30 le matin, rentre vers 21 heures. Il est propriétaire de sa maison à Charenton, s'octroie un salaire de 2 500 euros par mois, deux fois cinq jours de vacances par an. Désormais citoyen français, il croit au paradis et à la démocratie. Il est plus prolixe sur le moins de seins d'Angelina Jolie que sur le printemps arabe. Très commerçant, il se déclare ravi de fournir le Président, quelle que soit sa couleur politique. Il est musulman, observe le ramadan, distribue les invendus du jour à des associations. Ses parents sont décédés, il va régulièrement sur la tombe de sa mère, aide ses frères et sœurs restés au pays, agriculteurs. L'un d'entre eux bosse avec lui, il forme aussi un de ses neveux. Il ne lit pas beaucoup, regarde les Experts de Manhattan et les infos à la télé. Il fait gaffe à sa ligne, omelettes aux blancs d'œufs, musculation tous les jours. Son téléphone n'arrête pas de bourdonner, c'est Paris Match qui confirme la photo à l'Elysée. «Je suis fier mais je ne veux pas qu'on dise que j'ai pris le melon. Si je sers les clients, on ne voit pas que je suis le patron. Le jour du coup de téléphone qui m'annonçait gagnant, j'ai cru que les copains me faisaient une blague. Et puis j'ai compris que c'était vrai, alors j'ai pensé à ma mère, remercié Dieu, prévenu mon frère, ma femme et mon banquier.» Et le gradé est reparti au fournil. Un journaliste l'attendait.